Dérivations

Pour le débat urbain

Énergie : est-il trop tard pour une transition tranquille ?

Entretien avec Grégoire Wallenborn

Du point de vue des villes, comment concilier transition écologique et efficience énergétique ? Ceci implique, au moins, une transformation matérielle des centres urbains et des politiques afférentes.

propos recueillis par Benjamin Laks

BL Vous avez récemment |1| émis la thèse selon laquelle la notion de « transition énergétique » est dépassée, qu’il faut lui substituer celle de « transformation énergétique sous contrainte écologique forte ». Qu’entendez-vous par-là ?

GW La critique à l’égard de la notion de transition n’est pas nouvelle. À l’origine, l’idée selon laquelle il fallait changer de société, de « paradigme », pouvait sembler radicale. Dans les années 2000, l’hypothèse qu’il est possible de « gérer la transition » a pourtant été formulée — on parlait alors de transition management. La proposition repose sur l’image d’un passage d’un point A à un point B qui pourrait se faire de manière tranquille, piloté grâce à de bonnes volontés, des institutions adéquates et l’établissement d’un rapport de force favorable.

Force est de constater qu’aujourd’hui, on n’en est plus là. De manière symbolique, ce tournant, on peut notamment l’observer avec le Rapport spécial du GIEC sur un monde à +1,5 °C de 2018 dans lequel le ton de cet organisme intergouvernemental change. Alors qu’ils s’étaient jusque-là restreints à un discours strictement scientifique, décrivant les phénomènes physiques liés au changement climatique et analysant les probabilités de divers scénarios, les experts insistent dans ce rapport sur des transformations « sans précédent » qui doivent être rapides, profondes et concerner aussi bien les modes de vie et les pratiques que les institutions. C’est donc le mode de fonctionnement des sociétés qui est mis en cause.

C’est ici qu’intervient l’idée de contrainte. Face à l’appel du GIEC, il existe schématiquement deux réactions : les techno-optimistes et les techno-pessimistes. Les premiers sont convaincus que l’innovation et les nouvelles technologies vont nous sauver. Or, nous allons avoir dans les prochaines décennies des problèmes d’approvisionnement des ressources minérales, pourtant indispensables en quantité si l’on veut suivre les plans d’une « transition énergétique » appuyée par un développement global des énergies renouvelables. Sont particulièrement concernés l’argent ou le cuivre. D’où ce constat : la rareté de certaines ressources va limiter notre marge d’action. Enfin, l’objectif qui consiste à maintenir une température globale en dessous de +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle semble être déjà hors de portée. Par conséquent, outre la réduction drastique et rapide de la consommation d’énergie, des stratégies d’adaptation doivent être déployées.

BL La transition énergétique globale n’a jamais été aussi éloignée qu’aujourd’hui, alors qu’elle est au coeur des débats. Le mix énergétique qui alimente l’économie mondiale est composé de sources énergétiques, qui se sont progressivement empilées les unes aux autres, sans véritable substitution. Comment l’expliquez-vous ?

GW Il faut légèrement nuancer votre tableau puisqu’on observe depuis quelques années un tassement global de la production d’énergie primaire. Néanmoins, le constat général que vous faites est juste et on pourrait même préciser que les sources renouvelables — solaire, éolien — restent particulièrement marginales. Pour comprendre cet empilement, il est nécessaire de revenir aux propriétés des énergies fossiles et de l’énergie nucléaire. Leur grande caractéristique est d’avoir une densité extrêmement importante, ce qui n’est pas le cas avec d’autres sources : on a bien plus d’énergie par volume (ou par kilo) pour une source fossile que pour une énergie renouvelable. Or la densité d’énergie est non seulement pratique (pour le transport des matières fossiles) mais aussi nécessaire dans une série d’activités industrielles. Ceci explique en partie que les énergies développées le plus récemment, l’éolien et le photovoltaïque, n’aient pas remplacé les autres.

Par ailleurs, on ne peut étudier les questions énergétiques sans considérer les infrastructures liées. Ainsi, la découverte de nouvelles énergies crée de nouveaux usages. Le pétrole a permis un développement important de l’automobile, là où le charbon trouve des usages industriels considérables. Enfin, une évolution technique, par exemple le passage du poêle à charbon au chauffage central alimenté au mazout en Belgique, peut contribuer à une transition énergétique locale, mais qui n’a pas pour conséquence une transition globale puisque, dans le même temps, la consommation de charbon a augmenté au niveau mondial.

BL Ceci implique aussi que si l’on doit se passer des hydrocarbures au profit de l’éolien ou du solaire, c’est l’économie dans son ensemble qui s’en trouve radicalement transformée…

GW Effectivement. Mais si l’on veut par exemple que la Belgique soit autonome dans sa production d’énergie primaire (qui comprend toutes les sources d’énergie et pas uniquement l’électricité) seulement avec du photovoltaïque, il faudrait couvrir une surface équivalente à environ 15 % du territoire belge et environ la moitié du territoire pour une fourniture exclusivement par des éoliennes terrestres. Et ceci ne tient pas compte de la variabilité de ces sources, qui dépendent de la météo — soleil pour le photovoltaïque et vent pour l’éolien.

Par ailleurs, conservons en tête que les processus industriels actuellement à l’oeuvre demandent une puissance énergétique élevée, c’est-à-dire une quantité importante d’énergie consommée par unité de temps. Ceci pourrait devenir un facteur limitant de la transition énergétique, puisque les technologies déployées demandent elles-mêmes une puissance énergétique considérable. Les principaux modèles de transition prévoient d’ailleurs, en même temps que le déploiement de nouvelles technologies pour subvenir aux besoins énergétiques, une division par deux voire quatre des consommations, ce qui constitue un point généralement oublié des débats, or cela implique des modes de vie qui se modifient radicalement. C’est donc notre rapport à l’énergie qui va devoir changer, puisque le principe selon lequel nous aurions toujours de l’énergie disponible et peu chère à portée de main va devoir être abandonné. Or c’est exactement avec ce principe-là que notre société s’est développée.

BL Que représente l’énergie disponible pour une société et comment se construisent les villes en fonction de l’énergie disponible ?

GW L’énergie disponible à tout moment en tout lieu (ou presque) évite de se poser la question des usages. Si quelque chose est facile à utiliser et bon marché, alors il y a peu de raison de s’interroger sur son utilisation, surtout quand on est pris dans des routines, c’est-à-dire des enchainements d’actions quasi automatiques (et nécessaires pour ne pas devoir penser en permanence à ses moindres gestes). D’autre part, sans énergie, il n’y a pas d’activité possible (si on inclut l’alimentation comme énergie des corps). Donc l’énergie disponible indique le volume d’activités possible. En ce qui concerne les villes, depuis leur origine, elles concentrent les centres de décision et des activités spécialisées, et elles témoignent en ce sens de la division du travail et de la hiérarchisation sociale qu’elle implique. Il est nécessaire que les campagnes produisent des surplus d’énergie pour que les villes développent leurs activités, étendant ainsi cette division du travail à leurs hinterlands. On peut aussi observer que l’irruption de l’électricité a fondamentalement modifié les villes. Tout d’abord en effaçant la distinction entre le jour et la nuit (ce qui permet notamment de faire fonctionner les usines 24h/24). Mais aussi en permettant le développement des transports souterrains (le métro) et les constructions verticales (nécessité d’avoir des ascenseurs). Une fois ces usages inscrits dans des infrastructures, il est évidemment très difficile de faire machine arrière pour moins consommer d’énergie.

BL Qu’est-ce qui se passe quand une société urbaine augmente son efficience énergétique ?

GW De jolis effets rebonds évidemment ! Pour comprendre ces effets, il faut d’abord observer que l’efficience est un rapport, et qu’il est identique à celui de la productivité. En effet, l’efficience se définit par le rapport entre une fin (une activité, un output comme disent les ingénieurs) et les moyens nécessaires à l’accomplir (des ressources, un input). Mais la productivité est aussi définie par ce rapport ! Maximiser l’efficience énergétique revient à faire la même chose avec moins d’énergie, tandis qu’augmenter la productivité énergétique c’est faire plus avec la même énergie. Il y a donc une ambiguïté radicale lorsqu’on dit qu’on va améliorer l’efficience énergétique. En effet, si l’énergie rendue disponible par cette amélioration peut être facilement utilisée dans une autre activité, c’est plutôt d’augmentation possible de la productivité dont il faut parler. Autrement dit, si des infrastructures et des marchés peuvent distribuer facilement les nouveaux surplus d’énergie, il n’y a pas de raison de douter qu’ils seront vite utilisés. Il faut imaginer la ville comme un grand métabolisme, alimenté de manière continue par un flux d’énergie. L’amélioration de l’efficience énergétique en de multiples points de la ville modifie les flux internes d’énergies et rend disponible l’énergie pour de nouveaux usages.

BL Est-ce que cela signifie, selon vous, que la poursuite de l’efficience énergétique, telle qu’elle est notamment soutenue par le GIEC, se transformera également en une impasse ?

GW Oui, tant qu’on n’accompagnera pas les mesures d’amélioration de l’efficience énergétique de mesures de suffisance (sufficiency). Or ces mesures ne peuvent reposer uniquement sur des petits gestes accomplis par des individus. Comme les rebonds ont lieu au niveau systémique, c’est à ce niveau-là qu’il faut agir : en limitant l’accès à l’énergie, donc en modifiant les infrastructures et les marchés. Il est absurde qu’aujourd’hui on paye l’énergie à un prix identique que l’on veuille satisfaire un besoin de base ou chauffer sa piscine par exemple ! J’aime beaucoup la stratégie de Négawatt |2| : on commence par identifier les besoins en énergie (principe de suffisance), on regarde comment les satisfaire de la manière la plus efficiente possible et ensuite on voit quelles sont les sources d’énergie renouvelable (tout en considérant les problèmes de stockage) qui peuvent rencontrer cette demande. Sans une stratégie qui mette au cœur de l’enjeu énergétique la suffisance, il n’y aura pas de transition énergétique.

BL Qu’est-ce qu’implique le déclin énergétique pour le fonctionnement des systèmes urbains ?

GW Diminuer la consommation d’énergie revient à opérer des choix entre différentes activités. Par exemple, quels sont les déplacements (de biens ou d’humains) indispensables ? Comment pouvons-nous isoler les bâtiments sans augmenter considérablement l’énergie grise ? Quand on voit que la construction de l’extension du métro à Bruxelles va entraîner des émissions de gaz à effet de serre qui ne seront sans doute jamais compensées, cela montre la nécessité d’avoir des outils clairs d’estimation de l’empreinte carbone lorsqu’on prend des mesures politiques. Par ailleurs, si on considère que l’énergie disponible deviendra de plus en plus variable, il est nécessaire de déterminer des priorités d’usage, entre par exemple l’indispensable l’utile et le luxueux. Il faudrait pouvoir assurer les usages indispensables et ne procéder aux activités luxueuses que lorsque la quantité d’énergie le permet. Avec les prévisions météorologiques, il est possible d’anticiper cette quantité plusieurs jours à l’avance.

Bien entendu, il faudrait que tout cela se fasse dans un cadre démocratique, suite à des débats publics dans lesquels on exposerait l’ensemble des avantages et inconvénients des mesures. À ce titre, il me semble que les mesures devraient d’abord s’attaquer aux surconsommations des nantis, car cela indiquerait à ceux qui ne le sont pas que les mesures envisagées se font dans le cadre d’une véritable justice sociale. Par ailleurs, rien ne garantit qu’un débat public débouche sur des mesures suffisamment fortes pour supprimer assez de consommations jugées « inutiles » au regard de la réduction nécessaire. De telles mesures ne pourraient voir le jour que si elles sont portées par un large mouvement social, susceptible de modifier en profondeur les normes sociales qui aujourd’hui structurent les consommations d’énergie.

BL Les villes vont donc à nouveau devoir faire progressivement reposer leur économie sur des flux de proximité. Quels conflits d’usage pourrait-on voir apparaître ?

GW Je pense que les villes (et les États qui les soutiennent) vont de plus en plus essayer d’assurer une sécurité d’approvisionnement énergétique. Pour ce faire, elles chercheront probablement à établir des contrats à long terme, et espéreront pouvoir compter sur des infrastructures continentales (ce à quoi s’emploie notamment la Commission Européenne). En complément, les villes vont développer les sources d’énergie locales (photovoltaïque, géothermie, cogénération), via notamment des « communautés d’énergie », mais ces sources resteront insuffisantes pour maintenir à elles seules le niveau actuel de consommation énergétique. |3|

D’autre part, on voit de plus en plus apparaître des conflits entre biodiversité, énergie renouvelable et alimentation. Ces trois enjeux requièrent en effet de l’espace, qui est une ressource limitée. Faut-il mettre des éoliennes à la place de forêts ? Faut-il produire des agrocarburants ou des céréales ? Ces questions vont se poser de plus en plus et les villes, en tant qu’acteurs puissants, seront tentées de configurer leurs hinterlands à leur profit.

BL L’accès à l’énergie pourrait lui-même faire l’objet de conflits de plus en plus importants à mesure que la quantité d’énergie disponible diminuera…

GW 20 % des ménages sont déjà en précarité énergétique en Belgique et en Europe. La question énergétique est évidemment aussi une question politique et sociale, et si elle n’est pas considérée comme telle, les décisions politiques renforceront les inégalités sociales. Si les questions de propriété et de priorité ne sont pas réglées à un niveau collectif, et si les plus gros consommateurs ne commencent pas à réduire leur consommation, les conflits sont effectivement inévitables.

BL Quelles pistes proposeriez-vous afin que les sociétés urbaines puissent affronter ces tensions sans qu’elles ne soient systématiquement résolues par la violence ?

GW Il est évident que nous allons devoir transformer radicalement, et rapidement nos modes d’habiter, de nous déplacer, de travailler, etc. — que nous le voulions ou non. Comme je l’ai déjà dit, la seule approche que je vois est un règlement collectif et démocratique de la question qui rende possible et désirable la réduction de la consommation, dans la justice sociale. Et le développement de la production renouvelable locale via des communautés d’énergie peut être très utile pour développer un nouveau rapport à l’énergie et de nouvelles sensibilités à l’emprise des infrastructures énergétiques sur les écosystèmes. En ce sens, les résultats de la récente convention citoyenne pour le climat en France sont très intéressants, car des citoyens qui ne connaissaient rien à la question énergie-climat (dont certains étaient climatosceptiques) ont pu produire un ensemble de mesures qui vont bien plus loin que ce que les gouvernements sont actuellement capables de proposer. Toutefois, une première analyse rapide de ces mesures révèle qu’elles seront très probablement insuffisantes au regard de l’enjeu climatique. Il ne s’agit donc là que d’un premier pas.

|1| Nadaï, A., Wallenborn, G., « Transformations énergétiques sous contrainte écologique forte », in Multitudes 2019/4 N° 77, p. 43-53.

|2| Ndlr : l’association française Négawatt défend des scénarios de transition ayant pour objet de réduire la dépendance aux énergies fossiles et nucléaires tout en intégrant les questions sociales à cette réflexion.

|3| Ndlr : Les communautés d’énergie rassemblent des citoyens et, éventuellement, des autorités locales ainsi que des PME dans l’objectif d’investir dans des sources locales d’énergie et de gérer le partage de cette énergie entre eux.

Pour citer cet article

Laks B., « Énergie : est-il trop tard pour une transition tranquille ? », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 98-103. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/energie-est-il-trop-tard-pour-une-transition-tranquille.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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